lundi 26 novembre 2007

L'émigration de la noblesse, par Charles-Maurice de Talleyrand


En un même jour la France entière, villes, villages, hameaux, se trouve sous les armes.
La Bastille est attaquée, prise ou livrée en deux heures, et son gouverneur égorgé. La fureur populaire se fait encore d'autres victimes.
Alors tout cède, il n'y a plus d'états généraux ils ont fait place à une assemblée unique et toute-puissante et le principe de l'égalité est consacré. Ceux qui ont conseillé l'emploi de la force, ceux qui l'ont mise en mouvement, ceux qui en ont été les chefs, ne songent qu'à leur sûreté.
Une partie des princes sort du royaume et l'émigration commence.

M. le comte d'Artois en avait donné le premier le signal. Son départ me fit une peine extrême. Je l'aimais. J'eus besoin de toute la force de ma raison pour ne pas le suivre, et pour résister aux instances que me faisait de sa part madame de Carignan pour aller le rejoindre à Turin. On se tromperait si on concluait de mon refus que je blâmasse les émigrés; je ne les blâmais point, mais je blâmais l'émigration.
Presque tous les émigrés ont été guidés par un sentiment noble et par un grand dévouement; mais l'émigration élait une combinaison fausse. Qu'elle eût pour motif, ou la crainte du danger, ou l'amour-propre offensé, ou le désir de recouvrer par les armes ce qu'on aurait perdu, ou l'idée d'un devoir à remplir, elle ne me paraissait sous tous ces rapports qu'un mauvais calcul.
Il ne pouvait y avoir de nécessité d'émigrer que dans le cas d'un danger personnel contre lequel la France n'eût point offert d'asiles, ou d'asiles assez sûrs, c'est-à-dire dans le cas d'un danger général pour les nobles.
Ce danger n'existait pas alors; on pouvait le prévenir, tandis que le premier effet de l'émigration devait être de le créer. Ni la totalité de la classe noble, ni la majorité de cette classe, ne pouvaient abandonner le royaume.
L'âge, le sexe, les infirmités, le défaut d'argent et d'autres causes non moins 'puissantes étaient pour un grand nombre un obstacle invincible. Il ne pouvait donc en sortir qu'une partie, et cette partie absente devait inévitablement compromettre l'autre. En butte aux soupçons, bientôt à la haine, ceux qui restaient et qui ne pouvaient fuir, devaient, par peur, grossir le parti dominant, ou être sa victime.
La seule perte dont l'esprit d'égalité menaça alors la noblesse, était celle de ses titres et de ses privilèges. Par l'émigration, on ne prévenait point cette perte, et même les gentilshommes français couraient le risque d'en ajouter une plus grande, celle de leurs biens.
Quelque pénible que fût pour la noblesse la perte de ses titres et de ses privilèges, elle l'était
incomparablement moins que la situation à laquelle elle allait se trouver réduite par le simple séquestre de ses revenus.
La perte seule des titres pouvait être adoucie par la certitude qu'elle n'était point irréparable, et par l'espoir même qu'elle serait réparée. Dans une grande et antique monarchie, l'esprit d'égalité, pris dans sa rigueur, est une maladie nécessairement passagère, et cette maladie devait être d'autant moins violente et d'autant plus courte qu'elle eût été moins combattue.
Mais des biens une fois perdus ne pouvaient être restitués aussi facilement que des titres; ils pouvaient avoir été aliénés, avoir passé dans tant de mains qu'il devînt impossible de les recouvrer jamais et dangereux même de le tenter.
La perte en serait alors un mal sans remède, non seulement pour les nobles, mais encore pour l'État tout entier à qui son organisation naturelle ne pourrait plus être qu'imparfaitement
rendue, dès que l'un de ses éléments essentiels n'existerait plus qu'en partie.
Or, la noblesse, élément essentiel de la monarchie, n'est point un élément simple, et la naissance sans biens, où les biens sans naissance, ne donnent point, politiquement parlant, la noblesse complète.


Mémoires du prince de Talleyrand. I. 1754-1808 / publ. avec une préf. et des notes, par le duc de Broglie


LE PRINCE DE TALLEYRAND, PAR PRUD'HON


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