mardi 8 septembre 2009

Mme de Staël sort de Paris




Je fus trois heures à me rendre du faubourg Saint Germain à l Hôtel de ville.

On me conduisit au pas à travers une foule immense qui m’assaillait par des cris de mort.

Ce n’était pas moi qu’on injuriait, à peine alors me connaissait-on. Mais une grande voiture et des habits galonnés représentaient aux yeux du peuple ceux qu’il devait massacrer.

Ne sachant pas encore combien dans les révolutions l’homme devient inhumain, je m’adressai deux ou trois fois aux gendarmes qui passaient près de ma voiture pour leur demander du secours ; ils me répondirent par les gestes les plus dédaigneux et les plus menaçants.
J’étais grosse et cela ne les désarmait pas tout.
Au contraire ils étaient d’autant plus irrités qu’ils se sentaient plus coupables.
Néanmoins, le gendarme qu’on avait mis dans ma voiture n’étant point animé par ses camarades se laissa toucher par ma situation, et il me promit de me défendre au péril de sa vie.


Le moment le plus dangereux devait être à la place de Grève, mais j’eus le temps de m’y préparer d’avance, et les figures dont j’étais entourée avaient une expression si méchante que l’aversion qu’elles m’inspiraient me donnait plus de force.
Je sortis de ma voiture au milieu d’une multitude armée, et je m avançai sous une voûte de piques. Comme je montais l’escalier également hérissé de lances, un homme dirigea contre moi celle qu il tenait dans sa main. Mon gendarme m’en garantit avec son sabre.

Si j étais tombée dans cet instant c’en était fait de ma vie, car telle est de la nature du peuple de respecter ce qui est encore debout mais quand la victime est déjà frappée, il l’achève.


J’arrivai donc enfin à cette Commune présidée par Robespierre et je respirai, parce que j’échappais à la populace.
Collot d’Herbois et Billaud Varennes lui servaient de secrétaires, et ce dernier avait conservé sa barbe depuis quinze jours pour se mettre plus sûrement à l’abri de tout soupçon d’aristocratie.
La salle était comble de gens du peuple ; les femmes, les enfants, les hommes criaient de toutes leurs forces : Vive la nation !
Le bureau de la Commune, étant un peu élevé, permettait à ceux qui s y trouvaient placés de se parler. On m’y avait fait asseoir ; et, pendant que je reprenais mes sens, le bailli de Virieu, envoyé de Parme, qui avait été arrêté en même temps que moi, se leva pour déclarer qu’il ne me connaissait pas ; que mon affaire, quelle qu’elle fût, n’avait aucun rapport avec la sienne, et qu’ on ne devait pas nous confondre ensemble.
Le manque de chevalerie du pauvre homme me déplut, et cela m’inspira un désir d’autant plus vif de m’être utile à moi-même, puisqu’il ne paraissait pas que le bailli de Virieu eût envie de m’en épargner le soin. Je me levai donc, et je représentai le droit que j’avais de partir, comme ambassadrice de Suède, et les passeports qu’on m avait donnés en conséquence de ce droit.


Dans ce moment Manuel arriva : il fut très étonné de me voir dans une si triste position, et, répondant aussitôt de moi jusqu à ce que la commune eût décidé de mon sort, il me fit quitter cette terrible place et m’enferma avec ma femme de chambre dans son cabinet.
Nous restâmes là six heures à l’attendre, mourant de faim, de soif et de peur.
La fenêtre de l’appartement de Manuel donnait sur la place de Grève, et nous voyions les assassins revenir des prisons avec des bras nus et sanglants et poussant des cris horribles.

Ma voiture chargée était restée au milieu de la place, et le peuple se préparait à la piller, lorsque j’aperçus un grand homme, en habit de garde national, qui monta sur le siège et défendit à la populace de rien dérober. Il passa deux heures à défendre mes bagages, et je ne pouvais concevoir comment un si mince intérêt l’occupait au milieu de circonstances si effroyables.
Le soir, cet homme entra dans la chambre, où l’on me tenait renfermée, accompagnant Manuel.
C’était le brasseur Santerre, si cruellement connu depuis.

Il avait été plusieurs fois témoin et distributeur, dans le faubourg Saint Antoine où il demeurait, des approvisionnements de blé envoyés par mon père dans les temps de disette, et il en conservait de la reconnaissance.
D’ailleurs, ne voulant pas, comme il l’aurait dû en sa qualité de commandant, courir au secours des prisonniers : garder ma voiture lui servait de prétexte.
Il voulut s’en vanter auprès de moi, mais je ne pus m’empêcher de lui rappeler ce qu’il devait faire dans un pareil moment. Dès que Manuel me revit il s’écria avec beaucoup d’émotion : Ah que je suis bien aise d’avoir mis hier vos deux amis en liberté.
En effet il souffrait amèrement des assassinats qui venaient de se commettre, mais il n avait déjà plus le pouvoir de s y opposer.

L’abîme s’entrouvrait derrière les pas de chaque homme qui acquérait de l’autorité ; et dès qu’il reculait, il y tombait.
Manuel, à la nuit, me ramena chez moi dans ma voiture ; il aurait craint de se dépopulariser en me conduisant de jour.