lundi 26 novembre 2007

Les premiers jours de la révolution, par la marquise de La Tour du Pin

Gravure allégorique des Etats Généraux de 1789. Les trois ordres se rendent à Versailles.


Les élections terminées, chacun prit ses dispositions pour s'établir à Versailles. Tous les membres des états généraux cherchèrent des appartements dans la ville. Ceux d'entre eux qui étaient attachés à la cour transportèrent leurs maisons et leurs ménages dans les locaux qui leur étaient réservés au château. Ma tante y avait alors le sien, où je logeais avec elle.
Il était situé très haut au-dessus de la galerie des Princes.
La chambre que j'occupais avait jour sur les toits, mais celle de ma tante donnait sur la terrasse et avait une très belle vue. Nous ne couchions dans ce logement que le samedi soir. M. de Poix, comme gouverneur de Versailles, disposait, à la Ménagerie, d'une charmante petite maison attenant à un joli jardin.
Il la prêta à ma tante, qui s'y installa avec tous ses gens, son cuisinier, ses chevaux et les miens, c'est-à-dire mes chevaux de selle, et mon palefrenier anglais. Cette habitation était très agréable.
Tout ce que l'on connaissait s'établissait à Versailles, et l'on attendait avec gaieté et sans inquiétude, du moins apparente, l'ouverture de cette assemblée qui devait régénérer la France.
Je n'ai pas conservé le souvenir du motif pour lequel je n'accompagnai pas la reine avec toute sa maison à la procession qui eut lieu après la messe du Saint-Esprit. J'allai voir passer cette procession, qui traversa, comme c'était l'usage, la place d'Armes, pour se rendre d'une des paroisses de Versailles à l'autre. Nous occupions, avec Mme de Poix, l'une des fenêtres de la grande écurie. La reine avait l'air triste et irrité. Etait-ce un pressentiment?
M. de La Tour du Pin était si contrarié de n'avoir pas été élu député aux états généraux qu'il ne voulut même pas assister à la séance d'ouverture. Le spectacle était magnifique, et a été si souvent décrit dans les Mémoires du temps que je n'en ferai pas le récit.
Le roi portait le costume des cordons bleus, tous les princes de même, avec cette différence que le sien était plus richement orné et très chargé de diamants. Ce bon prince n'avait aucune dignité dans la tournure. Il se tenait mal, se dandinait; ses mouvements étaient brusques et disgracieux, et sa vue, extrêmement basse, alors qu'il n'était pas d'usage de porter des lunettes, le faisait grimacer. Son discours, fort court, fut débité d'un ton assez résolu.
La reine se faisait remarquer par sa grande dignité, mais on pouvait voir, au mouvement presque convulsif de son éventail, qu'elle était fort émue. Elle jetait souvent les yeux sur le côté de la salle où le tiers état était assis, et avait l'air de chercher à démêler une figure parmi ce nombre d'hommes où elle avait déjà tant d'ennemis. Quelques minutes avant l'entrée du roi, il s'était passé une circonstance que j'ai vue de mes propres yeux avec tous ceux qui étaient présents, mais que je ne me rappelle pas avoir lue dans aucune des relations de cette mémorable séance.
Tout le monde sait que le marquis de Mirabeau, n'ayant pu se faire élire par l'assemblée de la noblesse de Provence, à cause de l'épouvantable réputation qu'il s'était justement acquise, avait été élu par le tiers état. Il entra seul dans la salle et alla se placer vers le milieu des rangs de banquettes dépourvues de dossiers et disposées les unes derrière les autres.
Un murmure fort bas - un susurro - mais général se fit entendre. Les députés déjà assis devant lui s'avancèrent d'un rang, ceux de derrière se reculèrent, ceux de côté s'écartèrent, et il resta seul au centre d'un vide très remarqué. Un sourire de mépris passa sur son visage et il s'assit.
Cette situation se prolongea pendant quelques minutes, puis, la foule des membres de l'assemblée augmentant, ce vide se combla peu à peu par le rapprochement forcé de ceux qui s'étaient d'abord écartés. La reine avait été probablement instruite de cet incident, qui a peut-être eu plus d'influence sur sa destinée qu'elle ne le soupçonnait alors, et c'est ce qui motivait les regards curieux qu'elle dirigeait du côté des députés du Tiers Etat.
Le discours de M. Necker, ministre des Finances, me parut accablant d'ennui.
Il dura plus de deux heures. Mes dix-neuf ans le trouvèrent éternel. Les femmes étaient assises sur des gradins assez larges. On n'avait aucun moyen de s'appuyer, si ce n'était sur les genoux de la personne placée au-dessus et derrière soi. La première travée avait été naturellement réservée aux femmes attachées à la cour et qui n'étaient pas de service.
Cela les obligeait à conserver un maintien irréprochable et qui était très fatigant. Je crois n'avoir jamais éprouvé autant de lassitude que pendant ce discours de M. Necker, que ses partisans portèrent aux nues.
Toutes les phases du commencement de l'Assemblée constituante sont connues.
L'histoire les rapporte, et je n'écris pas l'histoire. Mon mari rejoignit, le 1er juin, son régiment, ainsi que les autres colonels. Il était en garnison à Valenciennes, et, par conséquent, il ne fit pas partie des troupes qu'on rassembla aux portes de Paris, sous le commandement du maréchal de Broglie, et dont on ne se servit pas en temps opportun, par suite de cette fatale faiblesse qui se manifestait toujours au moment où la fermeté eût été nécessaire.
Mme de Montesson était à Paris et se proposait de partir pour Berny, où elle devait passer l'été. Aimant le monde comme elle l'aimait, elle eût sans doute préféré s'établir, pour cette saison, à Versailles, alors le centre de la société et des affaires, et dont tendaient à se rapprocher tous ceux qui le pouvaient. Mais sa position envers la cour ne le lui permettait pas.
D'un autre côté, le séjour de Paris, où l'on cherchait à provoquer de l'inquiétude pour les subsistances, un des moyens employés par les révolutionnaires pour soulever le peuple, n'était plus tenable. Berny étant peu éloigné de Versailles, où elle pouvait se rendre en deux heures par la route de Sceaux, elle prit le parti de s'y établir avec Mme de Valence, et m'engagea à y venir passer un mois ou six semaines.
Je fis donc partir, le 13 juillet, mes chevaux de selle avec mon palefrenier anglais qui parlait à peine français, et lui ordonnai de passer par Paris pour se procurer quelques objets qui lui étaient nécessaires.
Je cite cette petite circonstance comme preuve que l'on n'avait pas la moindre idée de ce qui devait arriver à Paris le lendemain.
On parlait seulement de troubles partiels à la porte de quelques boulangers accusés par le peuple de falsifier la farine. La petite armée qui était rassemblée dans la plaine de Grenelle et au Champ-de-Mars rassurait la cour, et quoique la désertion y fût journalière, on ne s'en inquiétait pas.
Si l'on réfléchit que ma position personnelle me mettait à portée de tout savoir ; que M. de Lally, membre influent de l'Assemblée, demeurait, avec ma tante et moi, dans la petite maison de la Ménagerie ; que j'allais tous les jours souper à Versailles, chez Mme de Poix, dont le mari, capitaine des gardes, et membre de l'Assemblée, voyait le roi tous les soirs à son coucher ou à l'ordre, on sera bien surpris de ce que je vais conter.
Notre sécurité était si profonde que le 14 juillet à midi, ou même à une heure plus avancée de la journée, nous ne nous doutions, ni ma tante ni moi, qu'il y eût le moindre tumulte à Paris, et je montai dans ma voiture, avec une femme de chambre et un domestique sur le siège, pour m'en aller à Berny par la grande route de Sceaux qui traverse les bois de Verrières.
Il est vrai que cette route - celle de Versailles à Choisy-le-Roi - ne rencontre aucun village et est fort solitaire. Je me rappelle encore que j'avais dîné de bonne heure à Versailles, de manière à arriver à Berny assez à temps pour être établie dans mon appartement avant le souper, servi à neuf heures à la campagne.
Cette réflexion rend l'ignorance où nous étions encore plus extraordinaire.
En arrivant à Berny, je fus surprise, après avoir pénétré dans la première cour, de ne voir aucun mouvement, de trouver les écuries désertes, les portes fermées; même solitude dans la cour du château.
La concierge, qui me connaissait bien, entendant une voiture, s'avança sur le perron et s'écria d'un air troublé et effaré: «Eh! mon Dieu, madame! Madame n'est pas ici. Personne n'est sorti de Paris. On a tiré le canon de la Bastille. Il y a eu un massacre. Quitter la ville est impossible. Les portes sont barricadées et gardées par les gardes-françaises, qui se sont révoltés avec le peuple.»
L'on conçoit mon étonnement, plus grand encore que mon inquiétude.
Mais, comme malgré mes dix-neuf ans, les choses imprévues ne me déconcertaient guère, j'ordonnai à la voiture de rebrousser chemin et me fis conduire à la poste aux chevaux de Berny, dont je connaissais le maître comme un brave homme, fort dévoué à Mme de Montesson et à ses amis. Je lui témoignai le désir de retourner à l'instant à Versailles. Il me confirma le récit de la concierge, qui n'était composé que de suppositions, puisque personne n'était sorti de Paris. Seulement on distinguait les couleurs de la ville arborées sur les barrières, et les sentinelles que l'on apercevait dans l'intérieur criaient : «Vive la nation!» et avaient une cocarde aux trois couleurs à leur chapeau.
Le lendemain matin, nous étions de bonne heure à Versailles. Ma tante alla aux nouvelles.
Je me rendis, dans le même but, chez mon beau-père, où j'appris tout ce qui s'était passé : la prise de la Bastille ; la révolte du régiment des gardes-françaises; la mort de MM. de Launay et Flesselles, et de tant d'autres plus obscurs, la charge intempestive et inutile d'un escadron de Royal-Allemand, commandé par le prince de Lambesc, sur la place Louis-XV. Le lendemain, une députation du peuple força M. de La Fayette de se mettre à la tête de la garde nationale, qui s'était instituée.
Puis, peu de jours après, la nouvelle arriva que MM. Foulon et Bertier avaient également été massacrés. Le régiment des gardes chassa tous ceux de ses officiers qui ne voulurent pas adhérer à sa nouvelle organisation.
Les sous-officiers prirent leurs places, et cette coupable insubordination, dont l'exemple fut depuis suivi par toute l'armée française, présenta néanmoins cet avantage pour Paris, qu'il y eut, au premier moment de l'insurrection, un corps organisé qui empêcha la lie du peuple de se livrer aux excès qui se seraient produits sans son intervention.
La petite armée de la plaine de Grenelle fut dissoute. Les régiments, dont la désertion avait éclairci les rangs, importèrent dans les provinces où on les envoya en garnison le funeste esprit d'indiscipline qui leur avait été inculqué à Paris, et rien dans la suite ne put l'effacer.
Sept ou huit jours après le 14 juillet, M. de La Tour du Pin arriva en secret de sa garnison à Versailles, tant il était inquiet de son père et de moi.
A Valenciennes, où son régiment était renfermé, les récits les plus mensongers et les plus contradictoires s'étaient succédé toutes les heures. Le ministre de la guerre, comte de Puységur, et le duc de Guînes, son inspecteur, ne désapprouvèrent pas cette légère infraction, et un congé lui fut délivré, à la demande de son père, qui, dans ce temps où il prévoyait déjà une élévation que sa modestie l'empêchait de désirer, était bien aise de conserver son fils auprès de lui. Néanmoins, après la visite du roi à Paris, exigée par la Commune, et le retour de M. Necker, rappelé dans l'espoir de calmer les esprits, mon mari, qui n'était pas d'avis que son père acceptât le ministère de la guerre qu'on lui offrait, voulut s'éloigner de Versailles pour ne pas influer sur sa détermination.
On m'avait ordonné les eaux de Forges, en Normandie, pour me fortifier, car ma dernière couche, où j'avais été si malade, m'avait laissé une grande faiblesse dans les reins, et l'on craignait même que je n'eusse plus d'enfants, ce qui me mettait au désespoir.
Nous allâmes donc à Forges, et le séjour d'un mois que nous y fîmes est un des moments de ma vie que je me rappelle avec le plus de bonheur.
Le 28 juillet est l'un des jours de la Révolution où il arriva la chose la plus extraordinaire et qui a été la moins expliquée, puisque, pour la comprendre, il faudrait supposer qu'un immense réseau ait couvert la France, de manière qu'au même moment et par l'effet d'une même action, le trouble et la terreur fussent répandus dans chaque commune du royaume.
Voici ce qui arriva à Forges ce jour-là, comme partout ailleurs, et ce dont j'ai été témoin oculaire. Nous occupions un modeste appartement à un premier étage très bas, donnant sur une petite place traversée par la grande route qui conduit à Neufchâtel et à Dieppe. Sept heures du matin sonnaient, et j'étais habillée et prête à monter à cheval, attendant mon mari, parti seul pour la fontaine ce jour-là, parce que, à la suite de je ne sais quelle circonstance, je n'avais pas voulu l'accompagner.
Je me tenais debout devant la fenêtre, et je regardais la grande route, par laquelle il devait revenir, lorsque j'entendis arriver du côté opposé une foule de gens qui couraient et qui débouchèrent sur la place au-dessous de ma fenêtre - notre maison était située à un coin - en donnant des signes de crainte désespérés.
Des femmes se lamentaient et pleuraient, des hommes en fureur juraient, menaçaient, d'autres levaient les mains au ciel en criant: «Nous sommes perdus!» Au milieu d'eux, un homme à cheval les haranguait. Il était vêtu d'un mauvais habit vert, à l'apparence déchiré, et n'avait pas de chapeau. Son cheval gris pommelé était couvert de sueur et portait sur la croupe plusieurs coupures qui saignaient un peu. S'arrêtant sous ma fenêtre, il recommença une sorte de discours sur le ton des charlatans parlant sur les places publiques, et disait: «Ils seront ici dans trois heures, ils pillent tout à Gaillefontaine, ils mettent le feu aux granges, etc., etc.»
Et, après ces deux ou trois phrases, il mit les éperons dans le ventre de son cheval et s'en alla du côté de Neufchâtel au grand galop.
Comme je ne suis pas peureuse, je descendis; je montai à cheval, et je me mis à parcourir au pas cette rue où affluaient peu à peu des gens qui croyaient que leur dernier jour était arrivé, leur parlant, tâchant de leur persuader qu'il n'y avait pas un mot de vrai dans tout ce qu'on leur avait dit; qu'il était impossible que les Autrichiens, dont cet imposteur venait de leur parler, et avec qui nous n'étions pas en guerre, fussent arrivés jusqu'au milieu de la Normandie sans que personne eût entendu parler de leur marche. Parvenue devant l'église, je trouvai le curé qui s'y rendait pour faire sonner le tocsin. A ce moment arriva à cheval M. de La Tour du Pin, que mon palefrenier avait été chercher à la fontaine.
Ils me trouvèrent tenant, de dessus mon cheval, le collet de la soutane du curé, et lui représentant la folie d'effrayer son troupeau par le tocsin, au lieu de lui prouver, en unissant ses efforts aux miens, que ses craintes étaient chimériques.

Mémoires. Journal d'une femme de cinquante ans 1778-1815, par la marquise de La Tour du Pin.

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